Partie 1 – La terre d’Hocquart
Ma grand-mère Adriane se lève au petit jour pour aller nourrir poules, dindes, oies, pigeons et autres oiseaux de sa basse-cours, puis ramasser les œufs bruns, blancs ou crème de ses pondeuses. Le chant du coq retenti à nouveau, c’est le signal de départ de la journée pour toute la maisonnée. Grand-père et les garçons se sont levés plus tôt encore pour aller à l’étable faire le train. Un pied de ‘reculons’ un pied par en avant, les ados trainent de la patte et ont les yeux encore plein de sommeil. Pas le choix, le travail doit se faire, sinon attention aux taloches du temps et au regard sévère d’Antoine qui savait se faire obéir.
À l’occasion, à la fin des années 60 et début des années 70, lors des visites familiales hebdomadaires, j’insiste pour dormir chez mon aïeule. Au petit matin, je l’accompagne de la hauteur de mon enfance. Nous faisons la tournée des nids, du verger et du potager. Mémère a déjà le souci d’éduquer ses petites filles aux tâches d’entretiens et tout ce qui touche l’alimentation d’une famille, … (vous devinez peut-être qu’un bon mariage fait aussi partie de ses ambitions)
En parcourant les quelques mètres qui séparent la maison du poulailler, tous les pigeons ont déjà fait trois envolées au-dessus de nos têtes. Je les trouve magiques car ils volent en formation coordonnée comme s’ils avaient prévu notre venue et établi leurs rondes de danses; une lancée vers le haut, une pirouette vers la droite et une simulation de descente pour remonter aussitôt en direction des fils puis se percher, bien cordés, les uns près des autres en roucoulant. Je sautille pour suivre les grands pas de ma Mémère et je garde la tête dans les nuages.
Une fois rendues à la porte du poulailler, l’odeur de fientes envahie mes narines; je me bouche le nez avec le collet de mon gilet. La petite porte à poules est ouverte et le va et vient des gallinacées va déjà bon train. D’autres, endormies, sont encore perchées sur le quadrillage en hauteur ou en mode descente, empruntant une échelle à poules, vers la mangeoire et l’abreuvoir. Ce travail est sérieux. Je ne me plains pas, je veux aider grand-maman qui inspecte des yeux les nids occupés et ceux qui ont besoin de paille fraîche. En faisant la tournée des cages, elle fouille sous ses poulettes pour vérifier qui sont les vraies couveuses et celles qui prétendent l’être. Ma tâche revient à tenir le panier et à ne pas casser les œufs. Quand le courage et l’invitation de mémère y sont, j’ai le droit de glisser ma main sous les poules. Je sens le duvet tout chaud, une odeur de couvaison, la tiédeur des œufs et l’espérance monter en moi; peut-être que je pourrai toucher un petit poussin me dis-je. Malgré cet espoir, je dois faire vite pour éviter qu’elles me picorent les doigts. Car le petit rat des champs que je suis à l’époque a imaginé que les poules adoraient manger les doigts dodus d’enfants qu’elles prennent pour des vers de terre. Fautes de lombrics gras, celles-ci se gavent des épluchures de légumes qui ont servi aux repas familiaux des derniers jours. Neufs bouches d’enfants, adolescents en plus d’un mari aux milles métiers (maréchal ferrant, vétérinaire, menuisier, agriculteur), ça mange constamment, particulièrement les garçons.
Six petits hommes qui grandissent en échalote pour l’instant, en attendant de mettre des muscles sur leurs jeunes corps rompus par le travail aux champs et à l’étable. Les trois autres, les filles, ouvrent le rang de la fratrie et le ferment, Pauline et Graciane, les ainées, aident déjà leurs parents à de multiples travaux domestiques et dans les champs. Elles assurent leur leadership dans les travaux ménagers et avec les animaux de la ferme tout en initiant les petits frères et la dernière, Denise, aux tours et pitreries utiles aux enfants pour faire rire les grands! Ce sont les années de fin de 2e guerre mondiale. Une période difficile pour tous, rationnement, contribution aux efforts de guerre et propagande.

Adriane creuse la terre pour semer des pois et des fèves dans son jardin. Une deuxième semence m’explique-t-elle. »Si on veut avoir des légumes durant tout l’été et une partie de l’automne, je dois ensemencer plusieurs fois le même légume. Ça ici ce sont des rangs de fèves et les autres plus loin, tu vois, ce sont les rangs de p’tits pois. Ils vont pousser en continu et avec tout ça, je vais pouvoir préparer des conserves qui vont nous nourrir durant tout l’hiver et le printemps. Tiens, sème les, deux graines dans chaque nouveau trou. » Mémère en sait des affaires. Elle me montre aussi comment enlever les mauvaises herbes, cueillir les meilleurs petits fruits rouge ou noirs, certains sont même translucides, tout ronds. Je ne suis pas fan du désherbage, mais je veux faire plaisir à grand-mère et m’acharne à enlever des herbes vertes sortant à peine de terre. Oups, je viens de tirer par ignorance sur une pousse de haricot. Grand me regarde de ses yeux bleu tantôt menaçant puis doux, et sans dire mot, replante la pousse avant de quitter le rang pour un autre. Ici c’est les carottes. Elle me montre les longues poussent vertes et celles qui sont plus courtes. »Tiens, tu dois enlever les petit plants, on appelle ça éclaircir les rangs pour donner de l’espace aux autres carottes de sorte qu’elles puissent pousser plus grosses. » En tirant sur les fanes de carottes, une odeur de terre mêlée à celle du légume orange sucré semble sortir tout droit du sous-sol. Cette odeur deviendra un souvenir olfactif riche pour tous mes sens quand viendra mon tour, comme adulte, d’éclaircir mes rangs de carottes. Bien, j’admets que mon succès se fait encore attendre quoique cette année a été plus prolifique que l’année dernière. Après avoir parcouru tous les rangs du grand jardin, vient le verger. Les pommes ne sont pas là encore, mais grand-maman vérifie si des maladies ont infecté les arbres. Elle m’explique que des arbres malades affectent la santé des pommes. Dans ma tête, je me demande comment des pommes peuvent être malades. Ont-elles la fièvre ou des mots de tête? Mon questionnement interne reste sans réponse car je le garde pour moi.
Ces récoltes seront ensuite transformées en repas : bouilli, carottes et fèves bouillies, patates et navets pillés, pâtés, ragoûts, tartes, soupe. Chez mes grands-parents, tout était manger avec la même assiette. D’abord la soupe puis le plat de substances. Pour le dessert, on renversait le plat et le morceau de tarte ou de pâte sucrée était déposé à l’ados. Il fallait donc avoir tout manger, sinon, les restants allaient salir le plastique qui recouvrait la nappe. J’ai plus tard revue cette pratique chez mes hôtes à Grenoble où j’étais allée au début des années ’90 compléter un stage au théâtre Des trois roses et confection de marionnettes géantes.
Les visites chez ma Mémère représentaient des moments joyeux de fêtes et de découvertes pour l’enfant que j’étais. Cette maison si grande regorgeait de portes à ouvrir et de trésors cachés derrière celles-ci. En silence, lorsque ma mère était occupée à parler à voix basse avec sa maman, moi et ma sœur Marie nous glissions vers l’escalier de bois de 24 marches, construite pas Pépère Toine, pour nous rendre vers le 2e étage. La comptine »1-2-3-4 ma p’tite vache a mal aux pattes, Tirons-là par la queue, elle ira bien mieux! » nous permettait de choisir où aller : la porte qui tombait sous le mot »mieux » indiquait la direction à prendre. Toutes les deux, nous passions des heures à jouer à cache-cache, à crier de surprise ou de peur des fantômes dans les placards. Ce n’est que sous les réprimandes de maman, »les filles, que c’est qu’vous faites-là?, que nous glissions au rez-de-chaussé. La rampe de bois polie des milliers de fois nous servait de glissoire pour descendre les rejoindre. La cuisine d’été était le lieu de ralliement, été comme hiver, depuis que Pépère avait décidé de mieux l’isoler. De gaieté de cœur, ma sœur et moi y courrions à bout de souffle boire un verre de lait et engloutir les »crossignols » que Mémère sortait du congélateur exprès pour nous et les réchauffait au four. Elle saupoudrait ensuite un peu de sucre en poudre tout juste avant de nous les offrir. Le tour était joué, nous étions sous le charme des desserts ancestraux de notre aïeule.
Un jour d’hiver, ma petite sœur, maman et moi sommes allées faire une visite surprise chez les grands-parents pour papoter et aller chercher du lait. Du bon lait de vache tirée par Toine. À la sortie, maman m’avait donné un pot de lait à porter à la voiture. À 6 ans, je suis assez grande pour ce genre de chose. J’avance toute fière avec mon pot plus gros que ma tête. Comme ma petite sœur insistait pour en porter un elle aussi, je lui ai donné le mien. Mais aussitôt fait, elle glisse dans l’escalier sur les marches glacées et casse le pot de vitre. Un morceau de vitre lui entaille le côté du menton. Elle pleure, et moi aussi. Chez le docteur Coulombre pour réparer la coupure, je regarde toute triste et pleine de culpabilité, ma petite sœur en douleur qui se tortille sur la table et qui doit subir les points de sutures à froid. Grand-père Toine et maman doivent la tenir bien ferme aux pieds et aux épaules pour éviter plus de dégât. Quelle mauvaise aventure… J’entends encore ses cris d’enfant hurlant ‘Maman‘ …
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