»Vivre avec la maladie de l’Alzheimer, c’est effacer les souvenirs d’une vie pour tourner en rond dans les trous qu’elle y a laissés. »

Le départ

Ma mère me manque. Elle est partie à la brunante du printemps 2022 dans l’aile des soins palliatifs du Centre de santé Chaufailles sous les regards attentifs et affectueux du personnel infirmier et de ses proches. En 2018, à ses 86 ans, on l’emménageait dans quelques maisons de Centre hospitalier en santé de longue durée (CHSLD) dont le dernier était l’ilot B de Chaufailles, dans la région du bas Saint-Laurent, un îlot de soins pour personnes souffrant d’Alzheimer. Elle y est restée 3 ans et demi à la suite des plaintes de la voisine, D. A. Depuis 2011, je l’ai vue perdre sa mémoire à petit feu. Au début, c’était la voiture qu’elle ne retrouvait plus dans le stationnement de l’épicerie du village voisin, puis le rond de la cuisinière allumé ou la nourriture passée date dans le frigo ou le chien nourri plus souvent que nécessaire lui créant une obésité évidente.
Ensuite, c’était les prénoms de ses enfants, puis leurs visages et ceux des membres de la grande famille ou des voisins du village. Elle oubliait même qui elle était; son image ne correspondait plus à celle de son cœur; lorsqu’elle voyait son reflet dans le miroir, elle demandait qui est cette femme et elle lui faisait des sourires, des salutations et essayait de lui toucher les joues. En ces moments, elle souffre, je souffre, tous ses enfants souffrent, tous ses frères et sœurs souffrent. Une réalité de son quotidien en miroir avec le mien, avec le nôtre.

Dans mon village, au moins 4 autres personnes ont aussi souffert de cette maladie : Daniel, Marcelle, la femme d’Antoine et Mme April. Mon village est peu populeux : environ 450 personnes. Je trouve surprenant qu’une population si petite soit autant touchée par cette faucheuse de cerveaux. Qu’est-ce que les membres de la communauté ont en commun pour les mener vers une mémoire trouée comme un fromage trois fois suisse tellement il reste peu de matière grise?

La marche solitaire

Quelque chose que j’ai remarqué chez plusieurs des personnes atteintes de cette maladie concerne leur besoin de se promener, à pied ou en auto. Chez ma mère c’était les ballades en auto, mais aussi la marche. Elle qui, toute sa vie, a couru après le temps et les heures de travail en cumulant 2 ou 3 jobs pour rencontrer les fins de mois, n’avait pas le temps de marcher. Sauf au printemps, quand venait le temps de préparer son jardin et ses plates-bandes de fleurs. Elle marchait dans les quatre coins de sa cour. Marcher pour le plaisir ou jogger ne faisaient pas partie de sa vie, même si un de ses enfants lui proposait une ballade dans un sentier. Puis, avec la maladie, cette nouvelle pratique de la marche est arrivée. D’abord autour de la maison, sans raison autre semble-t-il que celle d’aller dehors, elle sortait par l’entrée principale puis entrait par la porte arrière qui donne sur la salle de lavage. Certaines fois, c’est la porte du sous-sol qui devenait sa cabane d’Alibaba. Elle entrait dans la garage adjacent à la maison et descendait l’escalier qui conduit au sous-sol, ouvrait une boite de plastique rangée et sortait tout ce qui s’y trouvait. Cela aussi semblait particulièrement lui plaire. Au début, les surveillants ou gardiens (ceux embauchés ou les membres de la famille) la laissaient faire, car on savait qu’elle reviendrait. Lors de mes visites au village pour remplacer un gardien ou mon frère Jacques, nous allions souvent nous balader, que ce soit en voiture ou à pied. Je lui demandais souvent, en pointant une maison, qui restait là. Certaines fois, un nom sortait, une personne déjà disparue vers l’au-delà, ou bien elle disait « Je ne sais pas » en haussant ses frêles épaules. Le plus difficile était lorsqu’elle s’agitait et insistait pour retourner chez-elle car elle demandait d’un ton franc « On est où là? ». Elle avait peur possiblement, ne reconnaissant plus son environnement une fois la maison hors de vue. Puis peu à peu, elle a commencé à s’aventurer seule; elle partait marcher dans le village et s’égarait ou allait sur le terrain de la voisine qui déteste ma mère et essayait d’entrer dans leur maison pensant qu’il s’agissait de la sienne, peut-être.

Chaque fois que cela arrivait, ces voisins-là appelaient la police et disaient que maman avait essayer d’entrer par infraction dans leur maison comme un voleur. La police arrivait chez le voisin, ramenait maman à la maison si elle n’était pas revenue d’elle même ou par les gardiens puis avertissait les gardiens de la garder sous surveillance. Ensuite ces derniers appelaient mon frère pour l’en informer. Il me semble pourtant qu’un simple geste de reconduire cette vieille femme souffrante d’Alzheimer aurait été mieux placé. Mais non. Il fallait que cette voisine se plaigne suffisamment afin que cette pauvre femme se retrouve placée parce que les gardiens ne faisaient pas leur surveillance correctement. Elle a dû ainsi quitter ses repères et se retrouver coupée de ses sorties libres, de sa chaise berçante fabriquée par son père, perdre la vue sur les oiseaux, les papillons et son jardin fleuri en été ou recouvert de montagnes de neige en hiver, perdre la compagnie de ses animaux et surtout, la compagnie au quotidien des gens qui l’ont aimée qui venaient la visiter malgré le fait qu’elle ne se souvenait pas d’eux, par respect, pour honorer la personne qu’elle a été, généreuse, aidante, rieuse, mais aussi une battante, une résistante qui n’avait pas la langue dans sa poche, une féministe née avant la 2e guerre mondiale. Au Centre Chaufailles, elle marchait seule au départ dans les corridors de son ilot, puis après un an, elle s’est mise à marcher avec une dame en particulier à qui elle prenait la main. Maman gardait le silence et la dame murmurait nerveusement sans cesse des mots inaudibles. Ensuite, elle a commencé à se rendre au chevet des autres résidents de l’ilot B, ceux en voie de trépasser. Elle a ainsi accompagnée cinq personnes dans la marche vers l’au-delà.

La marche lui faisait du bien, la gardait en forme et la faisait se sentir vivante. Souvent, lors de la visite de ses enfants, ils sortaient de l’îlot et découvraient les étages, les ascenseurs, les escaliers; l’autre moitié du temps, ils sortaient prendre un café chez Tim, allaient se balancer dans la section jardin du CHSLD ou encore allaient admirer le bord du fleuve et respirer l’air marin du Saint-Laurent. Ces sessions spéciales étaient l’occasion de tenter de lui rappeler certains souvenirs ou chanter des vieilles chansons que la mémoire retenait encore. A de rares occasions, elle se mettait à raconter un souvenir de sa jeunesse, comme une bulle rescapée par l’action et le changement d’environnement.

Il était une fois…

Une de ces histoires qu’elle m’a racontée remonte à son adolescence et moi à mon enfance. Sa sœur Pauline, l’ainée de la famille, était très obéissante envers sa mère, Adriane. Elle préférait toujours rester à la maison avec ses parents, aider sa mère à faire du ménage et cuisiner plutôt que d’aller dehors ou travailler à la ferme. Selon maman, Pauline était un panier percé. C’est-à-dire qu’elle dénonçait ses frères et sœurs à ses parents : elle leur racontait tous les plans de ses frères et sœurs qu’elle devinait lorsqu’ils tentaient de fuir les tâches de la ferme pour aller, sans permission parentale, s’amuser un peu en allant patiner, glisser ou visiter quelque jeunesse voisine.

Un jour, pour lui apprendre à tenir sa langue, les plus vieux de sa fratrie (maman, Benoit et Grégoire) ont décidé de lui jouer un tour. Sachant que leur sœur détestait les couleuvres, la vermine et les insectes, maman a expliqué à ses frères ce qu’ils devaient faire pendant qu’elle resterait avec sa sœur pour l’occuper avant d’aller dormir. C’est ainsi qu’au soir venu, Pauline est entrée dans sa chambre et est allée ouvrir la lumière en tirant sur une cordelette attachée à la tête de lit en fer forgé reliée à l’autre bout à la chaînette de la lumière du plafond. En tirant la corde elle a senti sa main glisser sur quelque chose de gluant et froid, quelque chose d’autre que son habituelle cordelette de coton tressé. L’intensité de sa peur était tellement grande en pensant à la couleuvre qui se tenait à la place de la cordelette qu’elle a crié à réveiller les morts. Et s’est enfuie en panique vers la chambre des parents.

Le tumulte qui a suivi a enseigné à l’adolescente qu’était ma mère de ne pas répéter ces bêtises. Ses frères aussi. Le père les a envoyés se coucher en leur promettant de leur régler leur compte le lendemain matin. C’était le tour des coupables de craindre les réprimandes promises par leur père.

Au petit matin, pendant que tout le monde dormait encore, le père a préparé trois seaux d’eau glacée, un pour chaque coupable. Adriane, Pauline et lui-même ont pris chacun un seau et se sont rendus dans les chambres des enfants et les ont réveillés avec l’eau sur leur visage. C’était un peu de baume sur le cœur de Pauline et un fou rire caché dans le cœur des parents pour donner une leçon aux enfants.

Une réalité de son quotidien en miroir avec le mien, avec le nôtre. Tous les jours, je me rappelle ses silences et ses histoires qu’elle m’a racontées. J’ai le sentiment d’honorer sa mémoire, de garder le patrimoine familial et de mettre un peu de baume sur mon cœur à moins que ce soit pour soulager le sien. Mon talent avec les mots me permet de les ramener à la surface et de les partager avec ma famille et mes lecteurs dont les proches sont peut-être affectés par les mêmes trous de mémoire. Se rappeler, c’est tout ce qu’il nous reste après leur départ. Ainsi, prenez soins des souvenirs de vos proches.
Paix à leurs âmes.


4 réponses à « Marcher pour vivre »

  1. Avatar de Mary Leah
    Mary Leah

    This is lovely and a perfect acknowledgement of your mother, your family, you and the responsibilities of the community to work together.

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    1. Avatar de ©Argolla LProulx
      ©Argolla LProulx

      Thank you MaryLeah, mom was a help to our small community, specialy the elders and the youth! A lovely woman with a big heart!

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  2. Avatar de Turcotte Julie
    Turcotte Julie

    Quel beau texte Lynda, comme chaque fois que tu parles de ta mère je la vois très bien à travers tes mots, elle a été un phare pour moi dans mon enfance et adolescence, je n’ai pas marché avec elle mais j’ai fait beaucoup de balades en auto, c’est même elle qui m’a appris à conduire 😉 elle restera toujours dans mon cœur. Continue de la garder vivante avec tes mots….😘

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    1. Avatar de ©Argolla LProulx
      ©Argolla LProulx

      Allo, c’est super qu’elle t’ait montré à conduire une voiture! Je ne savais pas ça! Peut être qu’elle se prend un petit coin du siège arrière quand tu vas te balader! Manuel ou automatique?

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thank you – merci!

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